3.11.08

Itinéraires colonial et post-colonial

« Des travailleurs immigrés aux ex-Nouvelles-Hébrides (Vanuatu). Les Tonkinois recrutés sur contrat, 1923-1940. Itinéraires colonial et post-colonial »

La diaspora des Vietnamiens du Pacifique est l’une des moins connues au monde. Les Vietnamiens jouèrent cependant un rôle important au sein des possessions françaises du Pacifique occidental en tant que travailleurs immigrés. Plusieurs facteurs se combinèrent pour limiter cette diaspora d’un point vue à la fois diachronique et numérique. L’immigration de ces travailleurs sous contrat fut un phénomène restreint au début du XXe siècle. Les besoins en main-d’œuvre des colons français de la région, eux-mêmes peu nombreux, étaient en effet limités. De plus, les colons de Nouvelle-Calédonie comme ceux des ex-Nouvelles-Hébrides recouraient à d’autres travailleurs asiatiques ainsi qu’à la population mélanésienne locale. En outre le séjour de ces travailleurs immigrés n’excédait pas cinq ans. Enfin, la péninsule indochinoise échappa rapidement au contrôle de l’Etat français, en particulier le Tonkin, région d’origine de ces travailleurs.
Néanmoins, de 1923 à 1930, furent introduits 5 800 Tonkinois dans le condominium des Nouvelles-Hébrides. De 1931 à 1940, date du dernier convoi, le nombre de travailleurs immigrés tripla. Durant les dix-sept années que dura le trafic dans l’archipel, presque 22 000 travailleurs tonkinois furent engagés sous contrat.
En 1999, au Vanuatu les descendants de ces travailleurs immigrés étaient au nombre d’environ 400 (soit 1% de la population globale) à avoir opté pour la citoyenneté française. Cette communication a pour objectif de suivre les différentes étapes de la trajectoire de ces travailleurs immigrés, des conditions de départ de leur région d’origine jusqu’à celles de leur enracinement au Vanuatu


Les Nouvelles-Hébrides vues du Tonkin : le choix d’un départ
Sous couvert d’ouvrir un accès commercial vers la Chine du Sud, la France s’engagea dans une longue et tumultueuse conquête pour bâtir un « nouvel Empire des Indes orientales ».
À partir du traité du 15 mars 1874 imposant un protectorat français sur la Cochinchine jusqu’en 1893 (protectorat du Laos), l’Empire français colonisa l’Union indochinoise.
Débutée en 1914, la mise en valeur de l’Indochine s’accentua durant l’entre-deux-guerres grâce à l’afflux de capitaux publics et privés. Les réseaux de transports furent développés, les cotonnières et rizières s’étendirent. Toutefois l’ « Indochine heureuse » concernait moins de 10% de la population globale. Elle était réservée à la population française (civile et militaire) et,
parmi les autochtones, à une infime minorité. Des milliers de paysans vivaient dans le dénuement le plus complet, accentué par la poussée démographique du pays. Les habitants du delta du Fleuve rouge du Tonkin, région perpétuellement dévastée par les inondations et typhons, étaient particulièrement affectés par cette surpopulation.
C’est dans cette région, en particulier dans les provinces de Nam Dinh et Thai Binh, que les recruteurs de main-d’oeuvre parvinrent à engager des volontaires. Poussés par la misère, ces paysans étaient prêts à s’engager comme ouvriers agricoles sur les lointaines plantations françaises du Pacifique occidental pour cinq ans.

Les conditions de recrutement sur contrat pour les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie étaient alléchantes. En plus d’une avance qui leur était immédiatement remise, le salaire proposé était de 80 francs par mois pour les hommes (60 francs pour les femmes), les rations quotidiennes de nourritures promises (500 g de riz par jour, 250 g de pain, 250 g de viande, etc.)
nettement supérieures à la ration quotidienne théorique par habitant en Indochine, qui n’excédait pas plus de 315 g. Des vêtements leur étaient aussi promis, des logements décents, l’accès à des soins médicaux gratuits, y compris pour leurs enfants également nourris , et une nursery.
Enfin dernières promesses et non des moindres : le travail se réduisait à 5 jours et demi par semaine, les journées à 9 heures. En contrepartie les travailleurs, assignés à résidence, étaient privés de leur liberté de circulation et soumis au port d'un laissez-passer. Ainsi le contrat « attachait » les travailleurs à la plantation pour cinq années. Cette situation fut plus tard résumée par les travailleurs tonkinois qui se nommèrent « Chân Dang », un surnom signifiant littéralement « pieds liés ».
En dépit de cette privation de liberté, ces conditions étaient meilleures que celles proposées aux paysans tonkinois à la même période pour travailler sur les plantations d’hévéas de Cochinchine.

Contexte et conditions d’arrivée aux Nouvelles-Hébrides
Les candidats étaient ensuite transportés à Haiphong dans un « camp » d'isolement, où ils étaient concentrés avant leur départ. Les recruteurs traitaient au forfait, à « tant par tête », directement avec les entreprises privées demandeuses de main-d’oeuvre. Ils remettaient en fait les travailleurs aux plus offrants. Les volontaires n’étaient donc pas certains d’immigrer vers la
destination ayant motivé leur engagement de départ. En raison du « caractère spécial » de ces opérations qualifiées de « racolage » par le directeur de l'agence d'Hanoi de la Banque d'Indochine, l'Administration refusait d’intervenir dans cette première phase de recrutement.
Dans le même temps la France autorisait le trafic. Sans supervision les conditions du recrutement s’apparentaient à un commerce de traite.
Les engagés étaient ensuite acheminés à Port-Vila, le chef-lieu des Nouvelles-Hébrides, par les établissements Ballande, recruteurs, transporteurs et distributeurs par eux-mêmes ou leurs filiales. Après un voyage aux conditions extrêmement pénibles, les recrues étaient « parquées » dès leur arrivée à Port-Vila au « dépôt ». C'est dans ce lieu sordide que les nouveaux arrivants,
désormais appelés « coolies », étaient enregistrés sur les registres de l'immigration. Les engagés recevaient des numéros d'immatriculation inscrits sur un livret comportant également leurs nom, date d'arrivée, durée de contrat, etc. À partir de ce moment les recrues perdaient leur patronyme remplacé par les numéros de matricule utilisés par les Français comme termes à la fois de référence et d’adresse. C'était ensuite l'administration locale qui se chargeait de répartir les recrues auprès des colons, en particulier des planteurs qui depuis des années, réclamaient au Gouvernement l’apport d’une main-d’œuvre extérieure. Le condominium des Nouvelles-Hébrides n’ayant jamais été d’un point de vue juridique une colonie, ni la France ni l’Angleterre n’y possédèrent de droit de souveraineté territoriale. Par conséquent, aucune des deux puissances n’avait de droit de juridiction sur ses premiers occupants. La rareté de la main-d’œuvre
était ainsi directement liée à cette absence de droit de juridiction. Le Condominium
n’avait en effet pas le pouvoir de contraindre les Mélanésiens de l’archipel à travailler pour la communauté blanche. Dès lors, le recours à une main-d’œuvre extérieure, en l'occurrence asiatique, devint « la solution », non pas tant pour suppléer à un manque numérique comme le clamaient les planteurs mais plutôt pour arrêter la défection de leurs travailleurs mécontents.
Pour ceux qui avaient commis des abus, il s’agissait en outre de ne plus risquer de représailles lors des tournées de recrutement dans les îles de l’archipel, qui s’effectuaient sans encadrement administratif.
Aux Nouvelles-Hébrides, le problème de la main-d’œuvre ne devint cependant réellement crucial qu'à partir du début des années 1920, période du boom du coprah, premier produit
d’exportation de l’archipel. Atteints d'une véritable boulimie foncière favorisée par les crédits faciles des maisons de commerce, les colons transformèrent leurs fermes en domaines, ce qui impliquait un nouveau mode d'exploitation.
Pour la santé de leur entreprise, les planteurs avaient désormais besoin d'une main-d’œuvre abondante, en permanence disponible, selon le modèle de l'habitation sucrière créole des îles Bourbon et Maurice. La métropole avait jusqu’à présent refusé de leur fournir une main-d’œuvre extérieure qu’elle savait trop coûteuse pour les ressources des petits colons de l’archipel. Au début des années 1920, la France accorda son autorisation, principalement pour des raisons
politiques. Son objectif était ainsi de remporter la compétition économique opposant in situ ses ressortissants aux sujets britanniques de manière à pouvoir négocier la prise de possession de l’archipel.

« Pieds liés »
Peu après leur arrivée, les engagés tonkinois furent disséminés sur les plantations de l’archipel en tant qu’ouvriers agricoles, parfois domestiques, plus rarement cuisiniers.
Pour la plupart d’entre eux le séjour aux Nouvelles-Hébrides eut le goût amer de la désillusion, la majorité des planteurs ne respectant pas les clauses du contrat prévu dont aucune inspection locale ne contrôlait l’application. Les travailleurs tonkinois furent ainsi, comme leurs homologues
mélanésiens, victimes du dysfonctionnement du système des inspections locales. Comme l’affirme l’anthropologue Ron Adams au sujet des travailleurs mélanésiens sous contrat de la période précédente, « les représentants français ignoraient voire même couvraient les abus de leurs ressortissants sur leurs travailleurs ». Laissés ainsi au bon vouloir de leurs employeurs, les travailleurs ne recevaient pas la ration journalière de nourriture prévue, aucun vêtement ni
couverture, aucun soin médical, rien non plus pour aider leur organisme à lutter contre le paludisme. Les conditions d’hygiène étaient déplorables, les nurseries prévues, inexistantes. Le droit de congé post-partum, également prévu par le contrat, n’était pas respecté. Les retenues sur salaires étaient abusives, comme les taux de crédit des avances. Quant aux prix des produits vendus dans les magasins des plantations, ils étaient exorbitants. Les tâches à exécuter par les travailleurs étaient de surcroît trop lourdes.
Les conditions de vie et de travail sur les plantations hébridaises des immigrés étaient si misérables que le premier rapport d’inspection de M. Delamarre datant de l’année 1925 provoqua le retrait de leur main-d’œuvre tonkinoise à certains planteurs. Cette première inspection manqua de causer la suspension définitive du trafic. Les rapports plus tardifs constatèrent une amélioration générale. Cependant, les mauvais traitements et les pires abus persistèrent jusqu’à la fin de l’application de ce système contractuel.

De l’entre-deux-guerres à nos jours
Entre 1920 et 1930, l’apport de main-d’oeuvre tonkinoise doubla la superficie des plantations, qui passa ainsi de 8 000 à un peu plus de 16 000 hectares.
À partir de l’année 1930 durant laquelle les planteurs de l’archipel subirent de plein fouet la crise internationale, la demande de travailleurs immigrés sous contrat décrût progressivement. Durant la bataille du Pacifique, qui bloqua les arrivées et rapatriements et sonna la fin du recrutement de travailleurs indochinois, l’archipel fut occupé par les troupes américaines. Corollairement, les
conditions des travailleurs tonkinois que leur origine asiatique rendait suspects aux yeux des Américains se détériorèrent. Il leur fut désormais interdit de circuler librement y compris sur le périmètre des plantations.
En 1945, la date d’expiration des contrats des 3 020 travailleurs restés dans l’archipel, était largement dépassée. Les travailleurs réclamèrent alors le droit de résidence libre et leur rapatriement immédiat. En écoutant radio Hanoi grâce aux postes de T.S.F. rachetés aux Américains, la communauté tonkinoise avait suivi les récents évènements politiques secouant la péninsule indochinoise. Le 2 septembre, Ho Chi Minh avait proclamé la naissance de la République Démocratique du Vietnam. À la fin de l’année, après plusieurs manifestations dont une grève dure, ceux que l’on ne nommait plus que Vietnamiens obtinrent leur statut de résidents libres. Dès lors, légalement, ils furent en mesure de négocier leurs embauches par des contrats établis directement avec les planteurs et de s’organiser en un puissant syndicat, le « Viet Nam Cong Doan ». Concentrés sur Port-Vila et Santo, le second centre de colonisation de l’archipel, nombreux furent ceux qui se lancèrent dans le maraîchage, l’artisanat et le petit commerce.
En janvier 1947 furent rapatriés 550 travailleurs tonkinois, en août 470 adultes et leur 350 enfants. Un troisième rapatriement comprenant une cinquantaine d’individus eut également lieu avant la reddition de Dien Bien Phu (7 mai 1954). En dépit des accords de Genève (21 juillet), le quai d’Orsay refusa de rapatrier le reste des travailleurs au Nord Vietnam. Il fallut attendre l’année 1963 pour que les anciens engagés restés aux Nouvelles-Hébrides eussent la possibilité de rentrer chez eux. Ce furent alors plus de 1 900 Vietnamiens qui regagnèrent leur pays d’origine.
Alors que l’Administration espérait en recrutant ces travailleurs qu’ils se fixeraient aux Nouvelles-Hébrides de manière à régler définitivement la question de la main-d’oeuvre, seuls 411 individus choisirent de rester dans l’archipel. Pour la plupart catholiques, ces derniers étaient politiquement opposés au Vietminh. En choisissant de s’enraciner dans l’archipel, ces expatriés optèrent pour une stratégie d’intégration. La pratique du mariage mixte avec des Français de la région, favorisée par le partage de la religion, le suivi d’une même scolarité, un
niveau de vie identique, stimula ce processus d’intégration parachevé par leur naturalisation.
Les descendants de ces travailleurs immigrés rencontrés au Vanuatu, ceux qui n’ont pas expérimenté la vie en plantation, connaissent très peu l’histoire de leurs aïeux.
En s’intermariant avec les membres du groupe de leurs anciens tortionnaires, les parents et grands-parents paraissent avoir décidé de ne pas transmettre leur passé. Ainsi l’oubli semble avoir été le prix à payer d’une intégration réussie pour ces anciens « esclaves temporaires ».

« Des travailleurs importés aux ex-Nouvelles-Hébrides (Vanuatu). Les Tonkinois recrutés sur contrat, 1923-1930 »
Virginie RIOU




1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Chan dang", ou plutôt "chân đăng", sont-ils les "pieds liés"? Ce n'est pas juste!